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Mon ami B...[23] fut toute sa vie un voyageur intrépide. Il n’est pas en Europe un pays qu’il n’ait exploré dans tous les sens, observé sous tous ses aspects, étudié avec cette belle conscience qu’il mettait à tout ce qu’il entreprenait. Répudiant les opinions toutes faites, les entraînements du moment, les haines transitoires qui sont comme autant de bandeaux par nous-mêmes collés à nos yeux d’aveugles volontaires, mon ami a consigné, en des notes qu’il vient de me léguer, ses observations de tous les jours. Elles ont, du moins, ce mérite rare d’émaner d’un des plus libres esprits que j’aie connus, et de n’exprimer jamais que la vérité, parfois un peu rude, des choses vues. Je détache aujourd’hui de ces nombreux feuillets, encore sans ordre, ces quelques pages impressionnantes, et je laisse à nos lecteurs, chauvins et autres, le soin de deviner quel est le pays dont parle mon ami B...[24]
« ... Dans les grandes villes, j’ai vu quelques beaux régiments de cavalerie ; on les montre d’ailleurs avec ostentation aux étrangers, en ayant l’air de leur dire : “Hein ! voilà une armée ! Et malheur à qui s’y frotterait !” Au fait, ce ne sont pas des régiments de soldats, mais de clowns. J’ai assisté souvent à des sortes de revues, et j’ai eu tout le temps l’impression d’être au cirque. Ces cavaliers sont étonnants ; ils font mille tours d’adresse, d’équilibre et de gymnastique, sur leurs chevaux dressés à ces jeux. Et cela brille, chatoie, fulgure sous le soleil. Je n’ai pas remporté de ce spectacle la sensation d’une force, mais d’une parade de théâtre. On sent qu’il n’y a rien derrière ce décor un peu extravagant et bariolé... Et c’est étrangement douloureux...
En rentrant ce soir à mon hôtel, par un des faubourgs de la ville, j’ai aperçu, assis sur une borne de pierre, à l’angle d’une rue, un très vieux Juif. Le nez crochu, la barbe en fourche, l’œil miteux, couvert de puantes guenilles, il chauffait au soleil sa carcasse décriée. Un officier passa, qui traînait, sur la chaussée sonore, un grand sabre. Voyant le Juif, il s’arrêta près de lui, et sans provocation de celui-ci, par une simple distraction de brute, il se mit à l’insulter. Le vieux Juif ne semblait pas l’entendre. Furieux de cette inertie, qui n’était pas de la peur, l’officier souffleta le Juif avec tant de force, que le pauvre diable fut projeté de la borne sur le sol où il gigota ainsi qu’un lièvre atteint d’un coup de feu. Quelques passants, bientôt une foule s’étaient assemblés, joyeux de l’aventure, autour du Juif tombé, et ils lui faisaient : “Hou !... hou”, et il lui donnaient des coups de pied, et ils lui crachaient dans sa barbe. Le Juif se releva avec beaucoup de peine, étant très vieux et débile comme un petit enfant, et sans nulle colère dans ses yeux qui n’exprimaient que de la stupéfaction pour un acte d’une si inexplicable, si illogique brutalité, il murmura :
– Pourquoi me bats-tu ? Je ne t’ai rien fait... Cela n’a pas le sens commun de me battre... Tu es donc fou !
L’officier haussa les épaules et continua son chemin, accompagné de la foule qui l’acclamait comme un héros.
À mesure qu’on pénètre plus avant dans le pays, loin des grands centres, on ne voit plus rien que de la misère, que de la détresse. Cela vous fait froid au cœur. Partout des figures hâves, des dos courbés. Quelque chose d’inexprimablement douloureux pèse sur la terre en friche et sur l’homme aveuli par la faim. On dirait que sur ces étendues désolées, souffle toujours un vent de mort. Les bois sombres, où dorment les loups, sont sinistres à regarder, et les petites villes, silencieuses et mornes comme des cimetières... Nulle part on n’aperçoit plus d’uniformes brillants ; les cavaliers aux voltiges clownesques ont disparu. Je demande : “Et l’armée ? Où donc est-elle, cette armée formidable ?” Alors on me montre des êtres déguenillés, sans armes, sans bottes, qui errent par les chemins et qui, la nuit, rançonnent le paysan, dévalisent les métairies, mendiants farouches, vagabonds des crépuscules meurtriers ; et l’on me dit : “Voilà l’armée ! Il n’y en a pas d’autres !... On garde dans les villes, çà et là, de beaux régiments qui jouent de la musique, mais l’armée, c’est ces pauvres diables !... Il ne faut pas trop leur en vouloir d’être comme ils sont... car ils ne sont pas heureux, et on ne leur donne pas toujours à manger !”
Voilà quinze jours que je suis l’hôte du comte B...[25] Le château est confortable, les vins y sont délicieux, la cuisine exquise, les femmes charmantes, et nous sommes servis par une armée de domestiques. Le comte, fonctionnaire considérable de l’État, est riche comme un banquier juif. La terre qui attient au château s’étend, plaines et forêts, sur un espace grand comme un petit royaume. Nous chassons toute la journée, et je ne crois pas qu’il y ait quelque part en France, même chez les plus fastueux financiers, des chasses aussi bien peuplées de tous les gibiers connus. Chaque jour, c’est un véritable massacre, une folie de destruction, des empilements rouges de bêtes tuées.
Ce soir, nous nous apercevons que nous manquons de cartouches. Il n’y a plus de poudre dans le château. Il va falloir aller à la ville en acheter. Et la ville est très éloignée. De plus, les chemins sont devenus impraticables, par suite des orages récents. Les chasseurs se lamentent ; car demain, peut-être, ils ne pourront pas tuer. Mais notre hôte les rassure...
– La poudre, nous dit-il... rien de plus facile... l’arsenal est tout près... Nous allons y aller, c’est une promenade.
Naïf, j’objecte :
– Mais on ne vend pas de poudre à l’arsenal...
– On vend tout ! répond joyeusement notre hôte...
Et nous partons.
À l’arsenal, il n’y avait plus de poudre...
– Nous avons vendu le dernier kilo hier, déclare l’officier.
– Ah ! c’est très contrariant ! maugrée notre hôte... Mais voyons, vous avez bien des obus ?... Coûte que coûte, il nous faut de la poudre.
L’officier fronce un peu les sourcils, comme pour rappeler à soi la mémoire des comptabilités oubliées...
– Des obus ! dit-il... Sans doute, il y en a... Mais il n’y a peut-être plus de poudre dans les obus... Nous allons voir !... Je ne me souviens plus au juste.
On dévisse quelques obus... En effet, il n’y a plus de poudre !... Ils sont tous vides !
– J’en attends tous les jours ! nous dit l’officier, sur un ton de boutiquier dépourvu de marchandises...
Et s’adressant au Comte B...
– Mille regrets, monsieur le comte... Si j’avais su que vous en eussiez besoin, je vous l’aurais gardée...
Mais cette excuse ne fait pas du tout l’affaire du comte, qui s’impatiente.
– Enfin monsieur, dit-il, vos hommes ont bien quelques cartouches, que diable !
– Oui, mais pas beaucoup !... Je vais les réunir, et vous envoyer tout de suite ce qu’il en reste... Vous voyez, je fais ce que je peux.
Nous rentrons et le comte dit :
– Et c’est partout la même chose !... et c’est en tout la même chose !... Tenez, nous aurions voulu avoir une boîte de viande conservée... Enfin, cela peut arriver qu’on en ait besoin... Eh bien ! vous auriez pu fouiller dans les approvisionnements !... Des boîtes vides comme les obus !
Le soir, après un plantureux repas, nous avons dansé jusqu’au matin...
Tous ces gens étaient gais, ils n’ont pas un seul instant l’effroi de l’avenir.
Je suis triste, affreusement triste. Mon cœur déborde d’angoisses... Et je me dis que tout le monde est fou... »